Plusieurs signaux faibles (Philippe Cahen) récents tendent à montrer que certaines lignes sont sans doute en train de bouger du côté des entreprises. Certaines d’entre elles prennent semble-t-il de plus en plus conscience de l’impact de leurs activités, notamment sur les plans environnementaux et sociaux, et de la grande responsabilité qu’elles ont à agir face aux grands défis qui se dressent devant nous (climat, inégalités, etc.).
Dividende sociétal
De grands groupes ont ainsi décidé de s’engager fermement dans la transition écologique. C’est tout particulièrement le cas du Crédit Mutuel et de la MAIF. La banque et la compagnie d’assurance mutualistes ont, en effet, annoncé le 5 janvier dernier à quelques minutes d’intervalle la création d’un "dividende sociétal" pour la première et d’un "dividende écologique" pour la seconde.
Le Crédit Mutuel, qui veut "ouvrir une nouvelle étape du mutualisme", a prévu de consacrer 15 % de son bénéfice net (soit quelque 2 milliards d’euros sur les 5 prochaines années) en soutien de la transition écologique . C’est le "dividende sociétal". La moitié de cette somme sera versée à un fonds à impact pour "contribuer à la mise en place d’un appareil de production et d’infrastructures résilients sur le plan environnemental" (communiqué du Crédit Mutuel). Il vise donc à accompagner financièrement des projets écologiques en soutien à des collectivités pour le financement d’infrastructures ou de PME industrielles qui n’ont pas vocation à être rentables, du moins dans un premier temps. Le fonds sera lancé au second semestre 2023. Daniel Baal, le directeur général du Crédit Mutuel Alliance Fédérale indique à ce propos que "nous avons vocation à accompagner le phénomène de réindustrialisation dès lors que cela se fait dans de bonnes conditions écologiques". Une partie de ce dividende sociétal sera aussi alloué à des actions "de transformation des pratiques de la banque et de l’assurance" (ex. prêts à taux zéro pour la rénovation énergétique des logements des personnes fragiles). Enfin, le reste servira à financer des actions de mécénat, notamment en soutenant des associations telles que les Restos du cœur. Pour Cécile Duflot, la directrice d’Oxfam France, "c’est la première fois qu’une entreprise française de cette taille met en place une telle mesure".
La MAIF, de son côté, a annoncé la création d’un "dividende écologique", qui consiste à reverser chaque année 10 % de ses bénéfices à des "projets de solidarité climatique et de protection de la biodiversité", notamment à "des projets de préservation et de régénération de la biodiversité afin d’aider les collectivités locales à renforcer la résilience des territoires face aux conséquences du changement climatique".
Ces annonces s’inscrivent dans une politique de "sortie" des fossiles de ces deux groupes. En octobre 2022, le Crédit Mutuel a annoncé qu’il cessait de financer de nouveaux projets dans les énergies fossiles (pétrole et gaz). L’année précédente, la MAIF avait également dévoilé un plan de sortie des énergies fossiles.
Le Crédit Mutuel souhaite encourager les autres entreprises à agir de la sorte pour faire face à l’urgence climatique : D’après Nicolas Théry, le président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, "L’avantage du dividende sociétal est qu’il peut être adopté par tous. Des entreprises mutualistes à celles cotées en Bourse qui distribuent des dividendes à leurs actionnaires". Pour lui, il suffirait que 200 grands groupes créent un dividende sociétal pour que les besoins annuels d’investissement français en matière de transition écologique soient couverts. Il en est de même pour la MAIF. Pascal Demurger, son président, explique qu’"Il est encore un peu tôt pour parler de norme, mais le but est clairement de servir d’exemple".
Nicolas Théry (Crédit Mutuel Alliance Fédérale) et Pascal Demurger (MAIF) ont d’ailleurs publié ensemble une tribune dans L’Opinion le 6 janvier, soit le lendemain des annonces de la banque et de la compagnie d’assurance. Intitulée "Généralisons le dividende sociétal et écologique !", ils y expliquent que "la crise climatique, l’effondrement de la biodiversité, le creusement des inégalités dans un monde fracturé par la guerre, l’inflation et les tensions géopolitiques impliquent une mobilisation collective et cohérente, nourrie par des initiatives ambitieuses de tous les acteurs, notamment des entreprises". Ils prônent ainsi "une nouvelle 'RSE', celle de la révolution solidaire et environnementale. A la valeur actionnariale, on ajouterait la valeur sociale et écologique. A la tentation du repli, on opposerait l’aventure de la solidarité active".
Nicolas Théry et Pascal Demurger développent une vision spécifique de l’entreprise. Pour le premier, "une entreprise ne peut pas être prospère dans un monde qui ne le serait pas". Le second affirme, quant à lui, que "Quand on est une entreprise et a fortiori une grande entreprise, il se trouve qu’on a des moyens plus importants et donc une responsabilité aussi qui est plus forte".
Pascal Demurger n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai puisqu’il a publié un ouvrage remarqué en 2019 qui avait pour titre L’entreprise du 21ème siècle sera politique ou ne sera pas (Editions de l’Aube).
Il y défendait la vision d’"Un monde auquel les entreprises, assumant leur responsabilité politique, contribueraient positivement, au-delà de leur seul apport économique. Ce n’est pas un monde idéalisé, une utopie inaccessible. Je le sais, car j’ai la chance de diriger une entreprise qui en fait partie. D’ailleurs, ni ma nature ni mes fonctions ne me portent à la rêverie ou à l’idéologie. Mais mon souhait est de témoigner, et plus encore de convaincre. Témoigner, car je mesure combien une entreprise peut servir le bien commun et combien cette contribution peut nourrir sa propre performance. Convaincre, car si ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour le monde, alors il y a urgence à généraliser ce modèle".
Pascal Demurger est aussi l’auteur en 2022 d’un rapport pour la Fondation Jean Jaurès qui avait pour titre L’urgence du temps long. Un nouveau rapport Etat/entreprises pour une prospérité durable, dans lequel il invite notamment à "repenser la valeur de l’entreprise à l’aune de ses impacts environnementaux et sociaux".
Il a réitéré cette vision de l’entreprise dans un entretien accordé en janvier 2023 à Influencia : "un monde idéal serait composé d’entreprises ayant un objet social qui dépasse leur simple profit, qui poursuivent des objectifs sociaux et environnementaux", d’autant que "plus le monde bouge, plus la vision est indispensable, parce qu’autrement on se fait balloter par les flots".
Des entreprises à impact positif
Cette vision spécifique de l’entreprise et de ses missions ne concerne pas uniquement de grands groupes mutualistes. En témoigne l’exemple de Nexans, entreprise leader de l'industrie des câbles, qui tend à montrer qu'économie, écologie et engagement social sont compatibles.
Christopher Guérin, son PDG, explique dans un entretien pour L’ADN à propos de son entreprise que "nous avons changé nos pratiques qui reposaient sur des logiques du 'toujours plus' : toujours plus de clients, toujours plus de produits, toujours plus de volume… On a surtout établi que le 'toujours plus' est souvent égal à moins de profits ce qui signifie que moins de volume peut réellement être une manière de faire plus de profits". C’est le principe du E3 pour économie, écologie et engagement mis en avant par Nexans pour répondre à la problématique suivante : "comment doubler nos profits mais sans croissance et sans plans sociaux ?". Résultat : "nos usines qui avaient les meilleures performances économiques étaient dans 85 % des cas vertueuses sur la partie climat. En termes d’émissions de CO2, de recyclage, de transport multimodal, elles surperformaient. Encore plus marquant, elles obtenaient aussi de meilleurs résultats sur la partie sociale – la sécurité, la diversité, la féminisation du management étaient plus fortes". Conclusion, pour Christopher Guérin, il faut qu’"on cesse d’opposer croissance et profits aux enjeux du climat. Les uns et les autres doivent et peuvent être traités ensemble".
L’E³ © Nexans
Par-delà cette expérience, deux chercheurs, Thierry Rayna et Valentine Georget, expliquent dans un article publié en décembre 2022 dans Polytechnique Insights, sur la base d’entretiens menés auprès d’acteurs "affichant une appétence forte pour l’impact" et de deux focus groups réalisés auprès de deux grandes entreprises, qu’il est "possible de concilier performance d’entreprise et impact". En l’occurrence, il est question ici de l’impact économique, environnemental et social de l’activité des entreprises. Thierry Rayna et Valentine Georget estiment néanmoins que "cela requiert une autre vision, élargie, de ce que sont la performance et l’impact".
Chronique d’un monde économique qui change
Enfin, trois derniers signaux tendent également à indiquer que les choses sont sans aucun doute en train d'évoluer sur le plan économique.
Dans une lettre adressée aux dirigeants mondiaux à l'occasion du Forum de Davos de janvier 2023, plus de 200 millionnaires et milliardaires provenant de 13 pays différents ont lancé un appel pour la mise en place d'un impôt sur les plus fortunés. Pour les signataires de cette lettre, cette taxation est du "simple bon sens économique. C'est un investissement pour notre bien commun et pour un meilleur avenir" : "en tant que millionnaires, nous voulons faire cet investissement".
Thomas Friedberger, le directeur général adjoint de Tikehau Capital, une société d’investissement, considère, de son côté, que les maître-mots de l’économie de demain seront les critères extra-financiers et la résilience. Il explique dans un entretien accordé à L’Express que "Les vingt prochaines années, parce qu’elles seront celles de la démondialisation et de taux d’intérêt plus élevés, verront la recherche de résilience dominer, avec comme conséquence un cycle de croissance plus faible, moins optimisée, moins financée par la dette et exigeant la prise en compte de l’épuisement des ressources naturelles. Les critères extra-financiers seront prédominants dans la génération de performance financière. Cette recherche de résilience passe par la création d’écosystèmes plus locaux, avec une relocalisation de la production de biens et de services plus proche du consommateur, une fiscalité dans les pays où les entreprises exercent leurs activités et qui disposent d’une réserve de fonds propres disponibles pour faire face à l’incertitude".
Tout ceci fait largement écho à la notion de paix économique, alors que la Journée de la paix économique a été célébrée en décembre 2022. Cette notion a été créée en 2012 par Dominique Steiler, ancien pilote de chasse dans l’aéronautique navale et actuellement professeur à Grenoble Ecole de management et titulaire de la chaire Paix économique. Il est l’auteur du livre Osons la paix économique. De la pleine conscience au souci du bien commun (De Boeck, 2017).
La paix économique part des deux constats suivants : "si nous continuons de faire des affaires comme nous le faisons, nous allons nous détruire les uns les autres !" (Antoine Raymond) et "un employé est sans horizon autre qu’une guerre économique qu’on lui promet de plus en plus difficile. Offrons-leur un horizon !" (Raffi Duymedjian). Dominique Steiler explique ainsi que "cette chaire de recherche [a été créée] à partir de cette idée incroyable que l’économie pouvait être l’un des principaux vecteurs de paix".
La paix économique est bien évidemment le contraire de la guerre économique. Elle "donne à l’entreprise la mission de contribuer au bien commun en renforçant le tissu social. Elle replace la performance et le profit à leur juste place, comme un moyen et non comme une fin". Elle constitue par conséquent "l’alternative incontournable à un mode de fonctionnement des affaires basé sur l’hyper-compétition, l’individualisme exacerbé et la recherche unique du profit".
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