Les chroniques du positif : La grande revanche des gentils
- eddyfougier
- 1 mai 2023
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 mai 2023

La gentillesse, que le Larousse définit comme le "caractère de quelqu’un qui est gentil", c’est-à-dire qui est "aimable, complaisant, plein de bons sentiments à l’égard d’autrui", est souvent associée, au mieux, à de la naïveté, à de la crédulité, à de la faiblesse et à un manque de personnalité – le "gentillet", le "bisounours", le côté "nunuche" –, au pire, à de la niaiserie et à de la stupidité – l’idiot du village global pourrait-on dire.
Et pourtant, en cette période marquée par les tensions, l’agressivité, la polarisation, la radicalité, la violence – l’anthropologue Daniel M. T. Fessler, sur lequel nous reviendrons plus loin, estime d’ailleurs "qu’il est juste de dire que nous vivons à une ère de la méchanceté (unkind age) en ce moment" –, il semble plus que nécessaire de réhabiliter et de revaloriser la gentillesse, c’est-à-dire ce que les scientifiques appellent des comportements prosociaux comme la coopération, l’altruisme, la compassion ou l’empathie, le fait de se soucier d’autrui et de l’aider de façon spontanée et désintéressée sans attendre une quelconque contrepartie.
Jacques Lecomte, le président d’honneur de l’Association française de psychologie positive, explique ainsi que "la gentillesse a trois facettes, le regard bienveillant sur les autres, le désir de les comprendre – l’empathie –, et les actes altruistes et généreux au quotidien".
La gentillesse comme objet d’étude scientifique
Ce sont d’abord les scientifiques qui revalorisent la gentillesse, en en faisant un véritable objet d’étude. Il existe d’ailleurs des Centres de recherche spécialisés dans l’étude de la gentillesse.
Le premier à avoir été créé dans le monde l’a été en 2019 aux Etats-Unis avec le UCLA Bedari Kindness Institute. Il s’agit d’un centre dédié à "la recherche, l’éducation et la pratique de la gentillesse dans l’objectif de permettre aux citoyens et aux décideurs d’investir dans la construction de sociétés plus humaines".
C’est également le cas au Royaume-Uni avec le Sussex Centre for Research on Kindness qui "rassemble une équipe interdisciplinaire d’universitaires et de divers partenaires pour explorer, enquêter et faire la lumière sur la gentillesse et ses impacts sur les individus et les communautés".
Pour Daniel M. T. Fessler, professeur d’anthropologie à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA) et directeur de l’UCLA Bedari Kindness Institute, la gentillesse est "une action qui a pour seul but d’apporter un bénéfice à une autre personne et qui est associée à un coût pour soi-même" (interview dans Le Soir en décembre 2022). Il la définit également comme "les pensées, les sentiments et les croyances associés à des actions visant à bénéficier aux autres, où le bénéfice pour les autres est une fin en soi, pas un moyen" (interview pour la BBC en novembre 2019).
Daniel Fessler explique que celle-ci est liée à "une évolution biologique, une sélection naturelle pour un mécanisme psychologique qui nous a rendus très sensibles par rapport au degré de coopération entre les personnes qui nous entourent" (Le Soir). Les humains, en dépit de leur petite taille, ont, en effet, dominé la Terre en raison de leur incomparable capacité de coopération entre individus non apparentés par rapport aux autres animaux : "Notre espèce est hyper coopérative. Aucune autre espèce n’est engagée dans un tel niveau de coopération entre des individus qui ne sont pas apparentés » (interview dans le LA Times, en septembre 2019). Ainsi, "dans la nature, nous observons également de la coopération, mais, le plus souvent, entre individus apparentés, chez les abeilles, les fourmis ou les termites, par exemple […]. Nous n’observons la coopération entre individus non apparentés que lorsque les individus se connaissent depuis longtemps et qu’ils ont la possibilité de se récompenser mutuellement pour leur coopération ou, au contraire, de se punir pour leur non-coopération. […] Mais ce type de contrôle n’est plus possible avec 50, 100 ou 1 000 individus. La coopération dans ce cadre est donc impossible pour les animaux, mais pas pour les humains, précisément parce qu’en tant qu’espèce, ils ont appris à évaluer le degré de coopération de chaque contexte" (Le Soir).
Or, "la gentillesse est une forme de coopération, mais elle n’est pas orientée vers un objectif. L’individu ne bénéficie pas directement de ses actions et la coopération n’a pas lieu simultanément, comme lors de la construction commune d’une cabane. Pourtant, là aussi, il y a au final un avantage pour toutes et tous, de manière indirecte, par le biais de ce qu’on appelle la réciprocité indirecte".
Une étude menée dans plusieurs pays et cultures qui a été récemment publiée dans la revue Scientific Reports indique ainsi que "les personnes de toutes les cultures ont des comportements coopératifs bien plus similaires que le laisseraient entendre de précédentes recherches". Elle conclut, en effet, que les taux de rejet des demandes d’aides au quotidien (10%) ou les requêtes ignorées (11%) étaient relativement faibles par rapport au taux d'acceptation moyen (79%). En définitive, être utile est un réflexe de l’espèce humaine.
J.S.Nelson, de l'université Villanova (Pennsylvanie), expliquait aussi récemment dans une interview accordée à Harvard Law Today (cité dans L’Obs) que "Nous, en tant qu'êtres humains, avons tendance à récompenser les comportements prosociaux sur le long terme et, dans des conditions normales, nous écartons ceux qui entreprennent des comportements qui sont dommageables pour le reste d'entre nous. Etre éthique paie, et cela paie mieux sur le long terme".
Cela n’empêche pas les humains bien évidemment d’avoir aussi une longue histoire de conflits et de cruauté intergroupes.
Les bienfaits de la gentillesse pour la santé physique et mentale
Les chercheurs de l’UCLA Bedari Kindness Institute, comme d’autres, ont également montré que la gentillesse pouvait avoir de nombreux bienfaits pour la santé physique et mentale des personnes bénéficiaires, comme des personnes gentilles.
Des études ont montré que celle-ci contribuait à réduire les effets négatifs du stress et de l’anxiété (via la production de sérotonine, l’hormone du bonheur, et de dopamine, l’hormone du plaisir immédiat, dans notre cerveau), le risque de dépression ou de problèmes cardiaques (en réduisant la pression artérielle par la libération de l’ocytocine qui tend à favoriser la dilatation des vaisseaux sanguins), la douleur (via la production d’endorphines), à renforcer le système immunitaire, mais aussi à développer l’intelligence interpersonnelle (à savoir la capacité à ressentir la souffrance d’autrui), le bien-être et le bonheur personnels, ainsi que l’estime de soi. Cet effet apparaît positif pour la personne qui bénéficie d’actes de gentillesse, tout comme pour celle qui en est à l’origine. La gentillesse aurait ainsi un impact sur l’espérance de vie, en permettant notamment d’avoir de meilleures relations avec les autres.
Ainsi que l’affirme David Cregg, qui a dirigé une recherche publiée en 2023 dans The Journal of Positive Psychology, "Le lien social est l’un des ingrédients de la vie le plus fortement associé au bien-être. Accomplir des actes de gentillesse semble être l’un des meilleurs moyens de promouvoir ces liens" (communiqué).
En définitive, comme le dit Daniel M. T. Fessler, "Si vous voulez être en bonne santé, vous avez plus intérêt à être gentil qu’à être riche. Etre pauvre est mauvais pour la santé, mais tant que vous n’êtes pas pauvre, il vaut mieux être gentil que riche" (Le Soir).
De la Journée mondiale de la gentillesse à la journée des petits actes gratuits de gentillesse
On le sait peu, mais il existe une Journée mondiale de la gentillesse. Le principe d’une journée de la gentillesse est né au Japon dans les années 1960. Il s’est diffusé mondialement depuis les années 2000 avec la création en 1997 d’une ONG internationale, le World Kindness Movement (Mouvement mondial pour la gentillesse), qui a été à l’origine de cette Journée mondiale de la gentillesse. Le Mouvement mondial pour la gentillesse a pour objectif d’"inspirer les individus vers une plus grande gentillesse et de connecter les nations pour créer un monde plus aimable". Sa première édition s’est déroulée le 13 novembre 1998. En France, cette journée est commémorée seulement depuis 2009 et, depuis les attentats du 13 novembre 2015, elle a été déplacée le 3 novembre.
Dans le monde anglophone, il est aussi beaucoup questions de petits actes de gentillesse gratuits, spontanés et désintéressés - Random Acts of Kindness -, qui ont aussi leur journée, le 17 février, et même leur fondation, avec le Random Acts of Kindness Foundation qui a été créée dans les années 1990.
Cette dernière entend "faire de la gentillesse la norme" en partant de "la conviction selon laquelle tout le monde peut se connecter [aux autres] grâce à la gentillesse et que la gentillesse peut être enseignée". Elle propose également de "devenir un Raktaviste", RAK étant le sigle de Random Acts of Kindness, c’est-à-dire un activiste des petits actes gratuits de gentillesse. Les études scientifiques ont montré que ces actes contribuent à améliorer la santé et le bien-être et à accroître l’énergie, l’optimisme, l’estime de soi et le sens d’appartenance et de connexion au monde et à réduire l’anxiété, la dépression et la pression artérielle. Cela concerne tout autant l’auteur de ces actes que leurs bénéficiaires et même leurs témoins.
Que faire pour être plus gentil ?
Pour Daniel M. T. Fessler, il ne suffit pas de dire que c’est bien d’être gentil : "Il faut donner l’exemple de la gentillesse aux enfants. Et il faut laisser les enfants expérimenter ce qui se passe lorsqu’ils sont eux-mêmes gentils et comment ça crée des boucles de rétroaction positives et une réciprocité indirecte. Ça vaut d’ailleurs aussi pour les adultes […] : vous ne devez pas devenir Mère Teresa, la plupart des gens n’y parviennent pas. Nous n’avons pas les ressources psychiques, psychologiques et financières pour le faire. Mais essayez simplement d’être attentif et aimable, et observez comment les gens réagissent à votre égard" (Le Soir).
Il faut aussi tenir compte de l’effet contagieux des actes de gentillesse. Daniel M. T. Fessler raconte l’expérience suivante à ce propos : "nous avons montré à la moitié des participantes et participants une vidéo dans laquelle un jeune homme aide de nombreuses personnes : il donne de l’argent à une mendiante, il aide une vendeuse de rue à pousser sa brouette sur le trottoir, il nourrit un chien errant, il offre à manger à une voisine âgée. L’autre moitié des participantes et participants a visionné une vidéo d’un jeune homme effectuant un parcours de gymnastique urbaine. Les deux sont des comportements inhabituels […]. Mais l’un est altruiste, l’autre non. Nous avons ensuite demandé aux participantes et participants de décrire leurs sentiments, puis nous les avons payés en espèces pour leur participation. Le responsable de l’étude leur a ensuite donné une enveloppe et leur a dit : 'Je vais me retourner et, si vous voulez, vous pouvez mettre une partie de votre paiement dans l’enveloppe et l’envoyer ainsi à un hôpital pour enfants'. Nous avons donc pu mesurer ici un résultat direct d’élévation : comment les gens se sont-ils sentis après chaque vidéo et combien d’argent ont-ils versé ?" (Le Soir).
Quel a été le résultat de cette expérience d'après ce que rapporte Daniel Fessler ? "Plus tard, lorsque les données de l’expérience sont arrivées, mon collègue a dit que nous avions un problème de comptabilité, que quelque chose n’allait pas : certains des paiements reçus étaient plus élevés que l’argent que nous avions donné aux participantes et participants en espèces. Mais ce n’était pas une erreur : les gens avaient simplement ouvert leur propre porte-monnaie et donné plus que ce qu’ils avaient reçu de nous".
Cela ne veut pas dire qu’il suffit de regarder une vidéo pour devenir plus gentil. On peut remarquer à ce propos "qu’une personne qui avait dit au début 'Je pense que les gens sont fondamentalement coopératifs et s’aident les uns les autres' avait les larmes aux yeux en regardant la vidéo altruiste et a ensuite donné de l’argent à l’hôpital pour enfants. Et la personne cynique, qui a vu la même chose mais qui avait dit auparavant 'Non, les gens ne sont pas coopératifs, chacun doit se débrouiller seul', n’a rien ressenti du tout et n’a pas fait de don".
Enfin, il semble important aussi de lever un certain nombre d’obstacles. Différentes études ont, en effet, montré que l’auteur d’un acte de gentillesse tendait à sous-estimer l’impact positif de celui-ci sur son bénéficiaire. Cela incite à croire que la gentillesse a peu d’effet et à désinciter les individus à avoir des comportements prosociaux. En outre, on peut aussi avoir peur d’être mal compris ou d’être jugé condescendant.
Au final, la réhabilitation de la gentillesse paraît être absolument primordiale. A titre individuel, n’oublions jamais, comme le disait Barack Obama, qu’"Être un homme fort implique d'être gentil. Il n'y a rien de faible dans la gentillesse et la compassion". A titre collectif, Bryant P.H. Hui, de l'Université de Hong Kong, qui est le principal auteur d’une étude sur le lien entre prosocialité et bien-être publiée en 2020 dans la revue Psychological Bulletin, nous rappelle que "Le comportement prosocial - altruisme, coopération, confiance et compassion - regroupe l'ensemble des ingrédients nécessaires à une société harmonieuse qui fonctionne bien" (Source de cette citation).
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